Dans cette deuxième partie du billet sur la pensée unique, je reprends chacun des points, présentés dans le livre de Blanchard et Cohen, « sur lesquelles la plupart des économistes sont d’accord » et essaie d’expliquer leurs implications en termes de politiques économiques.
1) A court terme, les déplacements de la demande globale affectent le produit. Une plus grande confiance des consommateurs, un déficit budgétaire plus important et une croissance plus rapide de la quantité de monnaie sont susceptibles d’augmenter le produit et l’emploi et de diminuer le chômage
Cela signifie qu’en cas de crise notamment, une petite relance ou diminution des taux d’intérêts n’est pas mal venue. (Un petit pas pour le commun des mortels mais un grand pas pour l’économiste ! Il lui aura fallu un siècle et demi, une quinzaine de crises au XIXe siècle et de la ravageuse dépression des années 30 pour s’en apercevoir. Avant la fin des années 30, les politiques préconisées consistaient même en l’exact opposé : une contraction des dépenses et un durcissement de la politique monétaire, ce qui accentuait les récessions.)
2) A moyen terme, le produit revient à son niveau d’équilibre. Ce niveau dépend du taux de chômage structurel (qui, avec la population active, détermine le chômage), du stock de capital et de l’état des techniques.
Autrement dit les politiques monétaires et budgétaires peuvent être bien utiles à court terme, mais leurs effets positifs s'évaporent vites et à moyen terme elles ne servent plus à grand-chose. A moyen terme, pour augmenter la croissance, il faut surtout s’attaquer au « taux de chômage structurel ». Et comment s’y prend-on ? Vous l’aurez deviné il faut mettre en œuvre des réformes structurelles. Quelques exemples ? Blanchard et Cohen en évoquent deux dans leur ouvrage : réduire les allocations chômage ou accroître la concurrence
Donc qu’est-il conseillé aux gouvernements ? Hors des périodes de crises, rien ne sert de pratiquer des politiques budgétaires et monétaires expansionnistes pour réduire le chômage et stimuler la croissance, ce qu’il faut ce sont des réformes structurelles. Ce qu’il faut ce sont des déréglementations (pour accroître la concurrence) et diminuer les incitations à la fainéantise pour les chômeurs.
3) A long terme, deux facteurs principaux déterminent l’évolution du niveau de production. Le premier est l’accumulation de capital, le second est le taux de croissance du progrès technique.
Dignes enseignements du modèle de Solow. On remarque que ces deux « facteurs principaux » sont du côté de l’offre. La question de savoir si la demande peut se révéler insuffisante par rapport à l’offre perd apparemment toute sa pertinence à long terme.
Et quel est le facteur nécessaire et suffisant à l’accumulation du capital ? La constitution d’une épargne préalable bien évidemment.
Donc, gouvernements de tout pays, si vous cherchez à obtenir une croissance forte sur le long terme, ne vous perdez pas en de vaines politiques budgétaires et monétaires qui pourraient stimuler la demande, mais songez plutôt à maintenir un stock d’épargne suffisant.
4) La politique monétaire affecte le produit à court terme, mais pas à moyen ou à long terme. Un taux de croissance monétaire plus élevé se traduit finalement exactement proportionnellement par un taux d’inflation supérieur.
Si encore la politique monétaire n’avait pas d’effets à court terme, on pourrait la laisser aux mains des gouvernements pour qu’ils s’amusent avec. Mais dans ces conditions, non certainement pas ! Ces inconséquents s’en serviraient pour « booster artificiellement » la croissance juste avant leurs élections et se faire réélire, et nous nous retrouverions avec une plus forte inflation sur le long terme (et c’est pas bien).
Il semble donc nécessaire que la banque centrale, détentrice de la politique monétaire, soit indépendante du pouvoir politique (autrement dit, soit confiée à des gens raisonnables).
5) La politique budgétaire a des effets à court terme, à moyen et à long terme sur l’activité. Des déficits budgétaires supérieurs sont susceptibles d’augmenter le produit à court terme. Cependant, il est probable qu’en conséquence, l’accumulation du capital est le produit diminuent à long terme.
Donc non seulement la politique budgétaire n’est pas utile sur le moyen terme (point 2), mais en plus elle aurait des effets négatifs sur la croissance de long terme. Il faut donc utiliser la politique budgétaire avec la plus extrême parcimonie.
6) Les propositions suivantes constituent l’espace de désaccord principal.
- L’une est la durée du « court terme », la période de temps sur laquelle la demande globale a un impact sur le produit. A un extrême, les théoriciens des cycles réels partent de l’hypothèse que la production est toujours à son niveau naturel : le court terme est très court.. A l’autre extrême, les théories de l’hystérèse du chômage (un concept exploré au chapitre 19) impliquent que les effets de la demande soient très durables, et donc que le court terme soit très long.
- Une autre proposition fait encore l’objet d’un débat entre les économistes. Bien que conceptuellement distincte de la précédente, elle en est très proche. Ceux qui pensent que le produit revient très vite à son niveau de produit naturel veulent évidemment imposer des règles fermes aux politiques monétaire et budgétaire, d’un taux de croissance constant de la masse monétaire à l’obligation de maintenir un budget équilibré. Ceux qui croient que l’ajustement peut être lent se prononcent en faveur de la nécessité de politiques plus flexibles de stabilisation.
Mais derrière ces désaccords, il y a un cadre de réflexion en grande partie commun aux macroéconomistes, à l’intérieur duquel la recherche est conduite et organisée. Ce cadre nous offre une façon d’interpréter les événements et de discuter les projets politiques.
Les théories de l’hystérèse du chômage, c’est l’idée que si un chômeur ne trouve pas de travail pendant un certain temps, il va finir pas devenir moins compétent et par se décourager. Donc une diminution de la demande sur le court terme (pléonasme, vu que quand on parle de déficit de demande, on est forcément sur le court terme !) peut générer du chômage à long terme, dans la mesure où le chômeur, qui aurait du retrouver du travail dès le moyen terme venu et donc l’insuffisance de demande résorbée, sera devenu soit trop pataud pour qu’une entreprise veuille de lui, soit trop abattu pour quérir un emploi qui lui tend les bras.
Par conséquent, si dans cette théorie une diminution de la demande peut induire des effets à long terme, ce n’est pas parce que la demande pourrait être insuffisante à long terme (ce qui serait le véritable point de débat) mais parce qu’une insuffisance passagère de la demande à court terme, en mettant des personnes au chômage temporairement (le temps que le court terme se finisse) pourrait par la perte de compétence et de motivation du chômeur, aboutir à générer du chômage de long terme.
L’un des principaux désaccords entre les économistes, nous expliquent donc Blanchard et Cohen, est que :
- les uns prétendent que la demande n’a quasiment aucun effet, même à court terme
- tandis que d’autres pensent à « l’autre extrême » que la demande, qui ne peut être insuffisante qu’à court terme, pourrait générer du chômage de long terme via les « théories de l’hystérèse ».
On imagine la vigueur des débats !
Deuxième point de discorde, assez semblable au premier :
- il y a ceux qui pensent que les budgétaires et monétaires ne produisent leurs effets que sur le très court terme, autrement dit sont quasiment inutiles
- et ceux qui pensent que le retour au produit naturel, c’est-à-dire le moment où ces politiques deviendront inefficaces et où les éventuels effets bénéfiques qu’elles auraient eu à court terme auront disparu, peut prendre un poil plus de temps.
Mais malgré ses profondes dissensions, rassurons-nous il y a un cadre de réflexion en grande partie commun aux macroéconomistes.
Je résume donc le package « politique économique » qui fait consensus parmi les économistes :
- Indépendance des banques centrales, les gouvernements ne doivent pas influencer la politique monétaire
- En temps de crise (c’est-à-dire grosso modo 1 à 2 années tous les 10 ans dans la définition "consensuelle" de la crise), les politiques budgétaires et monétaires peuvent avoir un effet positif sur l’activité.
- Par contre, le reste du temps, même si la situation est exécrable il est illusoire de penser pouvoir résorber le chômage ou relancer l’activité par des politiques budgétaires et monétaires expansionnistes. A l’opposé de l’effet recherché, ces politiques ne feraient que générer de l’inflation et diminuer la croissance de long terme. Ce qu’il faut, ce sont des réformes structurelles, qui s’apparentent le plus souvent à une levée du « carcan réglementaire » qui empêche la pleine libération des « forces de la croissance ».
- Et autre énorme point de consensus parmi les économistes, que Blanchard et Cohen n’évoquent pas : la diminution des restrictions au libre-échange mondial est une bonne chose tandis que toute tentation protectionniste en serait une très mauvaise. Or le libre-échange entre des pays très différents sur le plan économique et social, c’est une contrainte permanente pour les sociétés concernées : une hausse des salaires et de l’inflation induisent une perte de compétitivité au niveau international, une hausse des impôts ou un durcissement de la réglementation également.
Or tout ceci ne vous évoque rien ?
Tout ceci constitue le terreau qui a servi de justification à l’essentiel des politiques économiques menées depuis 30 ans. Tout ceci constitue l’exacte ligne de conduite que se font fixés les gouvernements en matière de politique économique depuis 30 ans. Et tout ceci a lamentablement échoué depuis 30 ans (persistance d’un chômage de masse, augmentation des inégalités, paupérisation d’une partie de la population, tous trois sources du développement de la délinquance et de l’exclusion, endettement excessif des Etats, soumis aux marchés financiers, croissance faible, perte de confiance envers l’avenir, etc. etc. etc.)..
..tandis que la majorité des économistes ne se remettent aucunement en question, proposant même souvent d’accélerer les "réformes", persuadés que seule la lenteur de leur mise en place puisse expliquer la médiocrité de la situation.
Si vous rentrez dans ce consensus, c’est a priori que vous être quelqu’un de sérieux, d’appliqué, de raisonnable. Dans le cas contraire, votre critique de la pensée dominante ne peut consister qu’en un « artifice rhétorique », comme le fait remarquer si intelligemment Cyril Hédoin sur son blog (http://rationalitelimitee.wordpress.com/2010/02/17/de-la-necessite-du-pluralisme/). Si vous vous appelez Cyril Hédoin et que vous appartenez au courant dominant, vous avez le droit d’écrire de vibrants plaidoyers en faveur du pluralisme en économie, de parler des théories hétérodoxes que vous n’avez jamais étudiées et d’appeler de vos vœux que les économistes orthodoxes insèrent à la marge de leur recherche quelques notions hétérodoxes totalement décontextualisées. Mais si vous vous situez en dehors du courant dominant et que vous critiquez le paradigme néoclassique, alors que comme tout bon étudiant en économie aujourd’hui vous avez suivi 5 années de cours entièrement axés sur cette théorie (ce qui représente quand même plusieurs centaines d’heures!), vous ne pouvez être qu’une personne obtus et de mauvaise foi.
Toutes ces questions de politiques économiques qui font consensus ont des fondements très majoritairement néoclassiques, mais si vous vous appelez Cyril Hédoin et autres blogueurs assurément iconoclastes, vous pouvez affirmer que le paradigme néoclassique « n’existe probablement plus » et balayer d’un revers de main les critiques purement démagogiques d’un certain d’André Orléan. Ces critiques dès qu’elles dépassent un certain seuil sont toutes balayées de la sorte car, et c’est profondément inscrit dans l’esprit de nos gardiens de la vraie science économique, elles ne peuvent pas émaner de gens sérieux..
Trois petites questions pour finir, à tous les défenseurs de l'idée "la théorie néoclassique n'existe plus, vous vous battez contre des moulins à vents" :
Lesquels de ces points consensuels évoqués par Blanchard et Cohen ne tirent pas leur source du paradigme néoclassique ?
Si vous peinez à en trouver, comment dès lors affirmer que ce paradigme n’existe plus ? Et comment affirmer que ce n’est pas ce paradigme qui gouverne le monde économique aujourd’hui ?