A la fin de son livre le débat interdit (plus précisément p 271 à 273) publié en 1995, Jean-Paul Fitoussi propose, tout simplement, pour (osons le mot !) sauver le monde (du « chômage », de la « pauvreté », du « nationalisme ») que le FMI fasse tourner sa planche à billets et fasse « don » de l’argent ainsi créé aux pays en développement.
Des économistes comme je les aime, qui n’ont pas peur d’affronter les sourires condescendants de collègues dont la seule ligne théorique et idéologique est bien souvent.. le conformisme ! (et aujourd’hui le conformisme c’est la théorie néoclassique ! on est surpris en discutant avec des profs de voir combien ne croît que peu à cette théorie qu’ils utilisent, mais bon c’est celle qu’on a appris, celle qui paraît respectable et c’est comme ça que tout le monde fait). Mieux vaut, comme l’a dit Keynes*, en un peu déformé, avoir complètement tort avec la majorité que vaguement raison avec une minorité.
Voici l'extrait, bonne lecture !
« Une observation, même hâtive, de la situation mondiale montre que presque partout existent des capacités de production inutilisées. Partout aussi le chômage est élevé, la pauvreté croissante. Rien ne s’oppose donc à ce que la production s’accroisse sans tensions inflationnistes, sauf, peut-être, aux Etats-Unis, en raison de la vivacité de la croissance des deux dernières années. Mais le déficit commercial de ce pays pourrait être comblé – sans qu’il soit besoin de jouer sur le cours du dollar, ce qui, on le sait, empoisonne les relations de change en Europe en raison des tensions sur le mark qui en découlent – si la croissance des autres pays était suffisante pour accroître leurs importations en provenance d’Amérique. Or la croissance des autres pays est bridée par la logique de part de marché : tous les gouvernements souhaitent en effet une croissance plus vive, mais ils considèrent qu’il n’est de croissance vertueuse que tirée par la demande étrangère. En d’autres termes, chaque pays, y compris les Etats-Unis, appelle de ses vœux une augmentation de ses exportations. Cela n’est évidemment possible que si chacun augmente ses importations, c’est-à-dire sa demande intérieure. Tout le monde est donc victime d’une sorte de syllogisme dont les conséquences font craindre le pire, tant elles sont – c’est un euphémisme – non coopératives : dévaluations compétitives ici, mesures protectionnistes là, ajustements vers le bas des systèmes sociaux partout.
Parce que le problème a la structure d’un syllogisme, sa solution est d’une grande simplicité : il faudrait fournir à chaque pays, simultanément, des liquidités à n’utiliser que pour importer. Ainsi tous exporteront d’avantage, sans avoir à redouter que l’accroissement des importations ne conduise à un surcroît d’endettement. Or ce type particulier de liquidité existe : ce sont les droits de tirage spéciaux du Fonds monétaire international. S’il paraît impossible, en raison des difficultés de la négociation internationale, de distribuer partout ce surcroît de liquidités internationales, on peut du moins en fournir aux pays qui en ont le plus urgent besoin : les pays de l’Est et du Sud. Pour bien faire, il faudrait y mettre une forte condition : que la plus grande part de ces liquidités soit utilisée pour l’importation de biens d’investissement.
Les pays industrialisés y trouveront leur compte puisque leurs exportations augmenteront – ce « don » aux pays en développement étant, en même temps, une subvention aux industries exportatrices des pays industrialisés. On pourrait même imaginer qu’une telle solution ne soit entreprise que par l’Europe, si les Etats-Unis et le Japon y étaient hostiles. Elle consiste à reconnaître que, si les banques centrales nationales répugnent à créer de la monnaie, de crainte d’affecter le taux de change, il suffit que cette monnaie soit créée au niveau international pour apaiser leur inquiétude. On taxera de telles idées de naïves ou, pis encore, d’élucubrations d’intellectuel ; mais n’est-il pas plus naïf de penser que le monde puisse encore s’accommoder d’années de croissance lente, alors que le chômage, la pauvreté, la famine se développent, et que le nationalisme semble renaître de ses cendres.
De surcroît, une solution de ce type a déjà été utilisée en diverses périodes de notre histoire. Pourquoi ne le pourrait-elle pas aujourd’hui ?
Faire croître les importations avec les exportations est le moyen privilégié du développement. En permettant aux pays en voie de développement de croître plus vite et mieux, nous créerions, certes, de nouveaux concurrents, mais aussi des exportations supplémentaires. Le plan Marshall obéissait à une logique semblable de croissance, courageuse, intelligente, et profitable à toutes les parties, à celui qui reçoit comme à celui qui donne. La croissance des Etats-Unis, dans l’après-guerre, n’eût pas été possible sans celle de l’Europe. Les pays industrialisés ne peuvent pas d’avantage retrouver le cycle vertueux de croissance des trente années qui ont suivi la dernière guerre, sans que d’autres pays ne connaissent aussi le développement. Ces propos peuvent susciter l’étonnement en période de crise où, par quelque réflexe atavique, chacun tend à refermer son univers sur un égoïsme, individualiste ou nationaliste. »
* La phrase de Keynes est précisément : "Je préfère avoir vaguement raison que complètement tort."