Dans un billet publié la semaine dernière sur son blog, Yannick Bourquin évoque un « travail théorique et empirique de cinq spécialistes du marché du travail » qui « aboutit à cette conclusion qui choque l'intuition : recruter des fonctionnaires accroît le chômage ». Plus précisément, « la création de 100 emplois publics détruit [en moyenne] 150 emplois privés ».
Voici le lien du billet de Yannick :
http://quedisentleseconomistes.blogspot.com/2010/03/leconomie-est-contre-intuitive-lemploi.html.
Et pour ceux qui ont accès à la plateforme Jstor, voici le lien de l’article en question :
http://www.jstor.org/stable/1344671.
On peut également en trouver une version préliminaire, en libre accès, à cette adresse :
http://eurequa.univ-paris1.fr/membres/azyl/pdf/Public%20Employment.pdf.
A la fois intrigué par ce résultat et fort curieux de connaître comment ces « spécialistes du marché du travail » étaient arrivés à cette conclusion, je me suis lancé dans la lecture de ce fameux article. Et c’est du modèle économique développé dans cet article, qui sert de base à l’estimation économétrique (statistique) donc à l’obtention du résultat 100 empois publics détruisent 150 emplois privés, dont j’aimerais vous parler dans ce billet.
Juste avant de commencer, je voudrais préciser que, même si les résultats de ce billet étaient valides (vous en jugerez par vous-mêmes), les auteurs précisent qu’ils ne sont significatifs que pour 3 des 17 pays étudiés, ce qui devrait inciter à une certaine prudence dans leur présentation. Mais on connaît l’avenir réservé à ce type d’articles, le principal résultat seul, sans les astérisques, commence par être repris ici et là, puis on le retrouve quelques années plus tard dans la bouche d’un homme politique souhaitant donner une assise scientifique à ses opinions. Enfin ce résultat prend la forme d’une vérité générale, comme tout le monde le sait, la création d’emplois public ne réduit pas le chômage, bien au contraire. Comme tout le monde le sait, créer de l’argent génère de l’inflation, etc. Par ailleurs, il est assez amusant de constater que l’article commence par un graphique qui semble au contraire suggérer que plus il y a de fonctionnaires dans un pays, plus le taux de chômage de ce pays est faible. Exactement le contraire de ce que nos auteurs souhaitent démontrer. Mais rassurons-nous ce ne sont là que des données brutes, ça ne compte pas vraiment..
Place donc au modèle. Par un souci pédagogique (qui ne m’est pas toujours très familier) je vais diviser la présentation en plusieurs parties.
1. La population en âge de travailler
Les auteurs divisent la population en âge de travailler en 5 catégories. Il y a :
- les travailleurs du secteur privé
- les travailleurs du secteur public
- les chômeurs qui cherchent un emploi dans le secteur privé (qu’on appellera chômeurs du secteur privé)
- les chômeurs qui cherchent un emploi dans le secteur public (qu’on appellera chômeurs du secteur public)
- et les gens qui pourraient mais ne souhaitent pas travailler.
2. Le secteur privé
Les auteurs annoncent très explicitement qu’ils ne prennent pas en compte le côté demande dans l’économie, par conséquent le chômage ne peut donc pas provenir d’une faiblesse de la demande, il n’y a pas de chômage « keynésien ». Dès lors, en affirmant que « cette analyse montre qu'il est très dangeureux de vouloir analyser le chômage comme une pénurie d'offres d'emplois », Yannick se trompe, cette analyse pose comme postulat que le chômage ne résulte pas d’une pénurie d’offres d’emplois.
Les salariés et entrepreneurs du secteur privé pourraient donc couler des jours heureux et vivre sans la crainte du chômage en produisant un maximum (vu que le problème de l’écoulement des marchandises est écarté). Malheureusement, probablement à cause de l’égoïsme humain, du corporatisme et d’un certain laxisme étatique, il existe dans cette économie des syndicats. Or qui dit syndicats, dit salaires trop élevés, au-dessus de leur niveau d’équilibre, au dessus de leur niveau juste (mais si vous savez, le salaire juste, celui auquel était payés les ouvriers au XIXe siècle), et qui dit salaires trop élevés dit bien évidemment.. chômage (et n’allez pas me dire que des gens avec des salaires plus élevés consommeraient plus ce qui pourrait stimuler la croissance vu qu’on vous dit qu’on ne s’intéresse pas à la demande !! c’est quand même pas bien compliqué à comprendre !).
Le secteur privé de notre économie comprend donc à la fois des salariés trop payés et des chômeurs qui ne seraient pas au chômage si les salariés acceptaient d’être moins payés.
A noter également que le taux de chômage ne dépend pas de la population. Si la population double par exemple, le nombre d’offres d’emploi émanant des entreprises augmentera spontanément pour que le taux de chômage reste à son niveau antérieur. A l’inverse si la population diminue (par exemple si vous envoyez tous les chômeurs sur une île déserte), le nombre d’emplois disponibles diminuera spontanément jusqu’à ce que le taux de chômage soit revenu à son niveau naturel, déterminé par les seuls excès de salaire dont bénéficient les personnes employées.
3. Le secteur public
L’histoire est à peu près la même pour le secteur public. Il existe un syndicat qui négocie les salaires avec l’Etat et un Etat qui produit des biens publics pour satisfaire ses citoyens. On comprend que si les salaires sont plus élevés, l’Etat produira moins de biens publics car cela lui coûtera plus cher. Il existe donc également dans le secteur public à la fois des salariés et des chômeurs. En revanche, contrairement au secteur privé, les emplois ne se détruisent pas ou n’apparaissent pas spontanément pour s’adapter à la population.
4. Le bonheur des Hommes
Les auteurs supposent que le bien-être des différentes catégories de travailleurs va dépendre à la fois des salaires et du taux de chômage. Ils supposent que le bien-être des gens qui travaillent est supérieur au bien-être des gens au chômage.
Par exemple, supposons que la population active est de 1000 dans le secteur privé, que le taux de chômage est de 10% (il y a donc 900 travailleurs et 100 chômeurs), que les gens qui travaillent ont un bien-être de 10 et que ceux qui ne travaillent pas ont un bien-être de 5.
Le bien-être moyen dans le secteur privé sera alors de :
Idem pour le secteur public..
Les auteurs nous expliquent qu’à l’équilibre le bien-être dans le secteur public doit être identique au bien-être moyen du secteur privé. Car si le bien-être moyen du secteur public, par exemple, venait à être supérieur au bien-être moyen du secteur privé, les gens du secteur privé migreraient vers le secteur public où il fait mieux vivre.
5. Le cœur du modèle : l’évincement des emplois privés par les emplois publics
Voici donc le cœur du raisonnement, qui explique pourquoi la création d’emplois publics, en supprimant des emplois dans le privé, contribuerait à accroître le chômage.
Imaginons tout d’abord la manière dont raisonne un bienveillant mais benêt gouvernement, en conservant une partie du cadre présenté ici. Ce gouvernement suppose qu’en créant des emplois publics, il diminue le chômage dans le secteur public, ce qui augmente le bien-être moyen du secteur public (car il y a toujours autant de fonctionnaires, avec un bien-être plus fort, mais il y a moins de chômeurs, dont le bien-être est plus faible). De ce fait, des chômeurs du secteur privé, voyant que le chômage est plus faible dans le secteur public iront chercher du travail dans le secteur public et, pense t’on naïvement, cela diminuera le chômage à la fois dans les secteurs publics et privés.
Mais voici le raisonnement qu’on doit faire et que font les auteurs en suivant scrupuleusement les hypothèses du modèle.
Supposons que le gouvernement souhaite augmenter le nombre de fonctionnaire. Que va-t-il se passer ?
Tout d’abord le bien-être moyen dans le secteur public va augmenter.
Cela va alors donner envie aux gens du secteur privé d’aller dans le secteur public où le bien-être moyen est maintenant supérieur. On devrait s’attendre à ce que seuls les chômeurs du secteur privé migrent vers le secteur public, un salarié du secteur privé ayant toujours un bien-être supérieur à un chômeur du secteur public.
Mais les auteurs ne considèrent que le bien-être moyen de la population active (chômeurs + salariés) du secteur privé et non d’un côté le bien-être des chômeurs et de l’autre celui des salariés. Dès lors, si le bien-être moyen du secteur public devient supérieur au bien-être moyen du secteur privé, ce ne sont pas seulement les chômeurs du secteur privé qui vont migrer vers le chômage public, mais l’individu moyen du secteur privé, dont la partie gauche du corps et un bout de la partie droite ont un travail tandis que l’autre bout de la partie droite est au chômage. Ce qui revient à dire que, suite aux créations de postes de fonctionnaires, ce ne sont pas seulement des chômeurs du secteur privé mais également des salariés du secteur privé qui vont quitter leur emploi pour se retrouver au chômage dans le secteur public !! Et les auteurs montrent même ainsi que, si les salaires du public sont supérieurs à ceux du privé, alors pour un certain nombre de postes créés dans le public vous allez avoir un nombre plus important encore de personnes du privé qui vont quitter leur travail pour se retrouver au chômage dans le secteur public !! Tout ça pour égaliser le bien-être moyen dans le secteur public et le secteur privé ! Mais, me direz-vous, si des salariés du secteur privé quittent leur emploi pour se retrouver au chômage dans le secteur public, tant mieux !, cela va créer des postes vacants pour les chômeurs du secteur privé. Mais non, car comme on l’a dit précédemment, le taux de chômage du secteur privé dépend uniquement des salaires trop élevés négociés par les syndicats, en aucun de la population considéré. Donc si des personnes quittent leur travail ou leur chômage du secteur privé, cela va automatiquement détruire des emplois dans le secteur privé jusqu’à ce que le taux de chômage revienne à son taux naturel, déterminé par le degré d’excès de salaire versé aux salariés du privé.
Vous comprenez mieux maintenant pourquoi la création de postes de fonctionnaires accroît le chômage ?
Et que dire de l’effet de ces créations de postes de fonctionnaires sur la taille de la population active ? Les auteurs nous expliquent qu’ils sont ambigus. D’un côté les gens qui ne cherchaient même pas à travailler parce qu’ils étaient plus heureux à glander sans salaires vont être incités à rechercher un travail, étant donné que les salaires du secteur privé auront augmenté. De l’autre, la production de biens publics ayant augmenté du fait de l’augmentation du nombre de fonctionnaires, notre glandeur sera désincité à rechercher du travail, puisqu’il pourra profiter de jardins publics plus beaux et d’hôpitaux plus confortables sans faire d’avantage d’efforts. Mais pourquoi les salaires du secteur privé augmentent ? Tout simplement parce que les rendements d’échelles sont décroissants (cf. billets sur la question), or comme l’emploi diminue dans le privé suite à l’augmentation du nombre de fonctionnaires, les salariés étant moins nombreux auront forcément une productivité plus forte et pourront donc réclamer de plus hauts salaires. Oui car dans l’économie néoclassique, moins on produit plus on est productif, on fait des déséconomies d’échelles !
Voilà, vous avez plongé au cœur de la macroéconomie néoclassique contemporaine. L’écrasante majorité des articles de recherches publiés dans nos prestigieuses revues sont de cet acabit-là. D’ailleurs celui-ci a été publié dans une revue, Economic policy, qu’on qualifie de très bonne (classée 2 sur une échelle de 1 à 4, les meilleures revues étant classées 1). Vous pouvez donc constater comment une poignée de mystiques qui se pensent d’habiles scientifiques insultent chaque jour la pensée humaine, tels leurs glorieux prédécesseurs experts en craniométrie, en tentant par ce genre d’artifices théoriques de saper tous les fondements de l’Etat-providence.
Et on rira d’eux et de leur théorie un jour comme on rit aujourd’hui des théories racistes pseudo-scientifiques du XIXe siècle (cf. billet précédent). Je veux bien entendre n’importe quelle opinion, mais pas lorsqu’elle s’appuie sur des monuments de bêtises pareils.
PS : Yannick, je pense que si tu as dû lire tout l’article, tu n’as pas dû lire l’annexe dans lequel était présenté ce modèle sous sa forme mathématique. Or il est vrai que les auteurs en font une description beaucoup moins « explicite » au sein de leur article. Mais on ne peut que difficilement être d'accord avec ce genre de modèles.
PS(2) à Cyril Hédoin : vous allez me trouver un peu opiniâtre, mais j’attends toujours une réponse à mes questions. Pouvez-vous m’expliquer en quoi la différence entre ce modèle, typiquement néoclassique, et un modèle postkeynésien, est purement d’ordre « épistémologique » ? Et comment affirmer que la segmentation de la recherche en économie ne tient pas à un examen sérieux de ces différentes théories, quand on est abondamment et quotidiennement abreuvé de ce genre de débilités ? Le problème ne vient de ce que « trop d'économistes hétérodoxes se laissent aveugler par leur haine de l'économie de marché » comme vous l’écrivez (même si ce phénomène existe bien-sûr), mais de ce que l’écrasante majorité des macroéconomistes néoclassiques publient des articles de ce type, complètement absurdes. Mais on entend rarement dire qu’ils se laissent, eux, aveugler par leur haine de l’Etat-providence. Eux passent pour de respectables scientifiques.